Il y a quelques années, alors que je faisais mes études à l’Université d’Haifa, une chaine de télévision arabe a organisé un débat réunissant des étudiants palestiniens et israéliens pour discuter politique. L’émission a été filmée à Wadi Salib, Haifa, un quartier qui a toujours la nostalgie de ses vestiges authentiques, absents.

Un de mes amis palestiniens a participé à l’émission. Au milieu du débat politique, la conversation a glissé des questions cruciales d’actualité à la composante la plus importante de l’identité palestinienne : la nourriture. Là, la discussion a commencé à s’enflammer, à cause de toutes les tentatives d’Israël d’effacer les éléments constitutifs de l’identité arabe et palestinienne – à la fois ses sites géographiques et son peuple – en même temps qu’il essaie de voler cette caractéristique, l’une des plus distinctive de l’identité palestinienne. Par conséquent, les falafel, le houmous, le taboulé et d’autres éléments de la cuisine palestinienne et du Levant sont commercialisés comme « plats israéliens » dans le monde entier.

Mais ce débat est finalement un processus long et permanent, revenons donc au débat de mon ami à la télévision : alors que le conflit politique entre les deux parties atteignait son zénith, mon ami Sayed se leva et adressa les paroles suivantes à l’un de ses homologues israéliens : « Dis-moi, est-ce que ta grand-mère sait faire les falafel ? »

Le silence s’est installé. Et jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons cessé de rire de l’épisode. La question que mon ami a posée était le nœud du « conflit » quotidien autour de l’identité des falafel ou des épices qu’il faut saupoudrer sur le houmous. Nous mangeons les falafel chez nos grands-mères, car elles savent comment faire les meilleurs falafel du monde.

Cette question frappe au cœur du fossé qui sépare ceux qui appartiennent à la cuisine des falafel ou ta’miya (version égyptienne) et ceux qui y sont arrivés en tant que colonisateurs. Et bien entendu, par principe, les Juifs d’Alep et d’Alexandrie ont leurs falafel et leurs ta’miya, tout autant que ma grand-mère, que le colonialisme le veuille ou non.

Je suis revenue à cette histoire après avoir lu un article en anglais intitulé « Qu’est-ce que le Za’atar ? L’épice israélienne que vous voudrez saupoudrer sur tout. » L’article décrit combien l’ « incroyable » za’atar est répandu en Israël, où vous pouvez le trouver (sur du pain, du poisson, de la salade), quels mélanges d’épices vous pouvez trouver (parfois avec du sésame et parfois avec du sumac), et ainsi de suite. Vous pouvez lire l’article si vous voulez continuer à vous rendre malade.

Quoi qu’il en soit, parler de l’audace impudique d’Israël est de l’histoire ancienne : un sujet usé et séculaire. En effet, le concept même de « bataille culturelle », à la base, signifie qu’Israël sait très bien que la culture est le principal étendard autour duquel les gens se rassemblent. C’est l’identité collective qui fait que les gens se sentent chez eux et qui leur donne un sentiment d’appartenance, que ce soit un endroit, des gens ou des choses. La langue, comme la nourriture, sont deux espaces sûrs.

Israël n’a pas pu effacer la langue arabe de la vie des Palestiniens d’Israël. En d’autres termes, les Palestiniens d’Israël connaissent l’hébreu en tant que deuxième langue ; quelle que soit leur relation avec la langue, ils en ont besoin pour survivre et subsister – un domaine dans lequel ils sont experts, utilisant parfois des mots en hébreu lorsqu’ils parlent arabe. Mais malgré tout, leur connaissance de l’hébreu n’a pas annulé leur utilisation de l’arabe dans les conversations quotidiennes, dans leurs expressions personnelles, dans leurs chansons lors de mariages, dans leurs insultes.

Le plus important est peut-être l’utilisation des gros mots – c’est-à-dire que les Israéliens eux-mêmes jurent en arabe – comment pouvez-vous exprimer le plus haut sentiment de colère dans une autre langue, compte tenu de ce qu’elle offre en richesse linguistique et assortiment apparemment infini de mots à choisir ?

Israël n’a pas réussi à effacer la langue arabe en dépit de toutes ses tentatives incessantes (notamment la « loi sur l’État-nation »), désignant l’hébreu comme la seule langue de l’État d’Israël et retirant à l’arabe son ancien statut officiel, alors il a lancé la ‘guerre contre la nourriture’.

C’est l’un des domaines dans lesquels il a le plus investi et dans lequel il a remporté des succès mondiaux, en raison de l’importance évidente de l’alimentation dans la vie quotidienne ainsi que de l’émergence moderne du tourisme alimentaire, qui occupe désormais une place de choix dans le tourisme mondial. La nourriture est une raison suffisante pour qu’on colonise un pays.

Et donc, le za’atar est une ligne rouge. C’est-à-dire que nous n’avons jamais renoncé à combattre le vol des falafel, du houmous et du taboulé – mais avec le temps, nous avons commencé à tourner la question en ridicule. Ha ha, « ta grand-mère sait-elle faire les falafel ? » – et tout le monde rit. Mais le za’atar ?! Cette plante qui pousse naturellement dans les champs et les prés, entre les pierres de villages abandonnés ?

Savez-vous que si un employé du Keren Kayemet LeYisrael (KKL – Fonds national juif) nous prend en train de cueillir du za’atar, la loi l’autorise à nous faire payer une amende ?

Le KKL est l’une des premières institutions sionistes – depuis sa fondation en 1901 jusqu’à la Nakba (catastrophe) de 1948, elle a acheté des terres palestiniennes et jeté les bases de l’extension de la colonisation. Dans un article publié dans le magazine Fus’ha – Palestinian Culture intitulé « Pourquoi Israël craint-il le za’atar et le gundelia ? », Rabea Eghbariah a écrit : « Dans le contexte où la nourriture et la nature sont utilisées pour contrôler l’être humain palestinien, l’interdiction légale imposée à la cueillette du za’atar et du gundelia est un axe supplémentaire dans lequel le colonisateur tente d’un côté de démanteler la relation entre le Palestinien et sa terre, et l’identité, tout en donnant autorité à l’Israélien sur les terres et sur les ressources d’un autre. »

Eghbariah note dans ses recherches que la cueillette du za’atar sauvage a été interdite en 1977 par un décret signé par le ministre israélien de l’Agriculture, Ariel Sharon. Le décret a modifié la liste des « plantes protégées » pour inclure le za’atar, au prétexte, selon les mots d’Eghbariah, que « sa cueillette provoque des dommages environnementaux (…), des punitions et de lourdes amendes seront donc infligées à toute personne qui cueille ou possédait une quantité quelconque de za’atar. Jusque-là, le désert était la seule source de za’atar en Palestine, car sa culture n’était pas courante à l’époque. »

En conséquence, le za’atar est devenu inextricablement lié à l’histoire de la survie des Palestiniens en Israël – comme ce fut le cas des olives avant lui. Ce symbolisme est enchâssé dans la présence du za’atar dans la vie palestinienne, où, avec le temps, il s’est transformé, avec l’huile d’olive, pour devenir le plus important des cadeaux.

Pour ceux comme moi et d’autres qui sont nés en Palestine – ceux d’entre nous qui pouvons aller en Galilée, à Jérusalem et dans d’autres villes et villages – nous servons souvent de messagers de la poste (ou plutôt, des messagers du za’atar) portant des sacs de za’atar lors de tous nos voyages de Palestine vers quelque autre pays arabe ou européen, dans l’espoir d’apporter du plaisir à nos amis à qui on a interdit le za’atar de Palestine, ou qui vivent hors de ses frontières et dont le goût leur manque.

Peut-être que, comparé aux poivrons ou au houmous, le za’atar a un symbolisme totalement différent, conséquence de son vol et de son appropriation par l’entité coloniale. En effet, il renferme un symbolisme directement lié à la terre : se promener dans la nature et sentir le parfum de la plante qui pourrait être mangé crue – avant d’être moulu avec du sésame, du sumac et de l’huile, puis étalé sur du pain ou de la pâte comme dans le man’ouché levantin.

La préparation des poivrons est possible partout dans le monde, mais le za’atar possède son propre habitat spécifique dans lequel il peut croître et survivre. L’étiquetage de za’atar en tant qu ‘« épice israélienne » nous amène finalement à poser la question suivante : « Dis-moi… ta grand-mère sait-elle cueillir le za’atar ? »

 

Article de Rasha Hilwi paru le 27 Avril 2019

 

Source : ISM-France