Depuis la fin de l’année 2019, alors que les tourmentes de l’actualité se succédaient, les renseignements israéliens ont commencé à mener une large campagne, pourchassant des centaines de jeunes, femmes et hommes en Palestine – en Cisjordanie, à Jérusalem et à l’intérieur de la Ligne verte. Jusqu’à présent, le bruit autour de cette campagne qui perdure, n’a été entendu qu’en sourdine, sauf dans des cas rares où les arrestations ont provoqué un véritable vacarme, comme par exemple lors de l’arrestation des étudiantes de l’Université Birzeit, dont Mays Abou-Ghouch, Samah Jradate à la fin de 2019, puis Liane Kayed et Shadha Hassan au milieu de l’année 2020 ; ou encore de Muhannad Abou-Ghouch et Shirine al-Araj au début de 2021. La campagne continue, et au moment où nous écrivions ces lignes, à l’aube du 2 février, des informations sur une attaque et l’arrestation de 17 jeunes nous sont parvenues.
Durant plus d’une année, les services de renseignement israéliens ont interrogé des centaines de jeunes, des dizaines d’autres ont été arrachés à leurs foyers avec brutalité : Les agents prennent les maisons d’assaut aux premières heures de la journée, perquisitionnent, confisquent les biens, enlèvent la ou les personne(s) recherchée(s) et la(es) conduisent à l’un des différents centres d’instruction pour les soumettre à des interrogatoires qui durent de longues semaines. Dans la plupart des cas les détenus n’ont pas eu le droit de rencontrer des avocats, les affaires étaient interdites de publication, et comme d’habitude, ni les dossiers, ni les chefs d’accusation n’ont été révélés. Les familles ont été terrorisées et soumises à des pressions et des menaces. Un grand nombre de détenu.es.s ont subi une torture physique et psychologique horrible, qui a été découverte par des défenseurs des droits de l’Homme et documenté par l’association palestinienne al-Dhamir.
La grande majorité de ces arrestations a pris fin sans qu’aucune inculpation sérieuse n’ait été prononcée. Les atrocités que les détenu.es.s ont subies dans les centres de détention les plus cruels – al-Jalama dans la région de Haïfa, al-Al-Moskobiya, et le Petah tikva, à l’est de Tel-Aviv – ont cessé généralement, au bout de quelques mois d’emprisonnement abusif, par leur libération sans qu’aucune charge n’ait été retenue contre eux.
Les détenu.es.s qui ont comparu devant le tribunal ont été accusé.es.s de forfaits ridicules sur le plan sécuritaire : Liane Kayed, par exemple a été accusée d’ «activité terroriste » parce qu’elle a préparé des « falafel » et les a vendus à l’université dans le cadre d’une manifestation du mouvement estudiantin « al-Qotb », Mays Abou al-Ghouch a été, elle, condamnée parce qu’elle est membre du Comité des étudiants de la faculté de l’information, d’autres encore ont écopé de périodes de prison pour avoir vendu des livres ou du café, toujours dans le cadre d’activités estudiantines ou pour d’autres affaires similaires.
L’objectif de cette campagne d’arrestations est de brûler un espace social qui refuse de se soumettre à la condition coloniale et d’accepter l’effritement et le déchirement perpétuels depuis la « Nakba ». Un espace qui croit que l’unité des Palestiniens reste le seul remède à leurs désastres ; et demeure fidèle aux valeurs radicales de la libération, contrairement au discours étiolé des forces politiquement dominantes en Palestine. Toutes ces valeurs font de la lutte contre la tyrannie le premier choix humain et éthique et montrent que la seule origine de la tyrannie en Palestine, c’est bien le régime sioniste.
Avec ça et malgré son insignifiance sur le plan « sécuritaire », cette campagne d’arrestations reste extrêmement grave sur les plans social et politique. Car sous des prétextes militaires, Israël tente de discréditer un réseau de jeunes de la Gauche, de déstabiliser ses relations et d’entraver son organisation qui crée des expériences extrêmement importantes malgré la modestie de sa taille, des expériences qui résistent à l’obstruction des horizons. Les services de renseignement mènent en effet une guerre contre un groupe qui a encore la volonté de réaliser un travail où le souci social, culturel et académique est ancré aux valeurs et aux luttes anti sionistes, alors qu’Israël pensait avoir défait cet ancrage.
Un contexte plus large
Parmi les changements les plus importants que la cause palestinienne a connus depuis 2010, il y a l’anéantissement de toute possibilité d’organisation militante. Plusieurs facteurs l’expliquent : d’abord l’éradication de la Cisjordanie et de Jérusalem de la quasi-totale des organisations islamiques de la résistance – Hamas et le Mouvement du Jihad islamique –et ce, grâce à des efforts communs d’Israël et du Fatah. Puis la main de fer imposée par l’Autorité palestinienne sur toute activité politique en Cisjordanie et les violentes attaques israéliennes contre tout cadre social, politique ou culturel susceptible d’abriter des activités de jeunes à Jérusalem. Enfin à l’intérieur de la Ligne verte, « la liste commune » est devenue un procédé pour affaiblir la résistance nationale populaire et de l’abaisser à des niveaux jamais atteints, puisque le plafond du discours national s’arrête désormais à « l’influence et l’intégration » dans le gouvernement israélien ; et que les partis ont perdu tout intérêt à se construire une base militante populaire, ils préfèrent avoir une base électorale leur garantissant des sièges au parlement. Tout cela va de pair évidemment avec l’interdiction de la branche Nord du Mouvement islamique, la poursuite de ses membres et leur arrestation par le gouvernement israélien, sans la moindre réaction palestinienne.
Cette situation s’est imposée au fil de quelques années et elle est devenue encore plus claire après 2015. Mais parallèlement à la disparition des activités politiques organisées, des opérations individuelles commençaient à apparaitre sans être liées à un quelconque cadre politique organisé – telles que les attaques au couteau ou à la voiture-bélier. Elles ont cependant traduit de manière tragique, d’une part, une absurdité militaire et d’autre part, une irascible volonté humaine de lutter contre la tyrannie qu’aucune situation, même très détériorée, n’a su freiner. Israël a vu dans ces opérations, imprévisibles et difficiles à désamorcer, une source d’inquiétude mais aussi un signe rassurant quand à ce qu’il considère comme l’anéantissement de toute velléité d’organisation politique.
Les arrestations qui ont touché des centaines de jeunes, femmes et hommes, ont pris fin en grande majorité, sans qu’aucune inculpation sérieuse n’ait été prononcée. Les atrocités que ces jeunes ont subies dans les centres de détention les plus féroces – al-Jalama dans la région de Haïfa, al-Moskobiya, et le centre de Petah tikva, à l’est de Tel Aviv – ont généralement cessé au bout de quelques mois d’emprisonnement abusif, et se sont soldées par l’élargissement des détenus sans qu’aucune charge n’ait été retenue contre eux.
Dans ces circonstances, deux événements à la fois exceptionnels et différents sont advenus, causant un choc aux services de renseignements israéliens parce qu’ils ont bouleversé leur perception de la réussite qu’ils croyaient avoir réalisée, ce qui a exacerbé l’envie d’Israël de lancer sa guerre contre les espaces d’action de la Gauche en Palestine : Il s’agit d’abord du récit du martyre de Bassel al Araj, en mars 2017 ; et puis de l’opération de Aïn Boubine en aout 2019.
Le premier choc
Israël a été surpris par la capacité de Bassel al-Araj à disparaître pendant six mois dans la ville d’al-Bireh, limitrophe de Ramallah, c’est-à-dire sous le nez des forces de sécurité palestiniennes gardiennes d’Israël. Mais ce n’était pas là le choc réel et déterminant pour l’Etat hébreu, c’était plutôt le fait que al-Arej soit devenu un symbole national révolutionnaire pour des larges catégories de jeunes, dans un moment où Israël croyait avoir torpillé à jamais les images de l’héroïsme palestinien.
Le récit du martyre d’al-Araj comporte deux caractères principaux qui en font toute la symbolique, et qu’il est important d’examiner attentivement pour mieux comprendre la campagne à laquelle nous assistons aujourd’hui : 1/ L’itinéraire d’al-Arag qui dépasse le clivage géographique colonial, cause de toutes les déchirures du peuple palestinien. 2/La conjugaison de l’action militante avec le domaine culturel et social. Dès qu’al-Araj est tombé en martyr l’expression « intellectuel engagé » (al-muthaqqaf al mushtabik) est devenue un slogan.
Primo, ce martyr était sans aucun doute une personnalité exceptionnelle dans les milieux de la Gauche ainsi que des expériences de jeunes militants, connues depuis 2011 ; sans parler évidemment de sa présence sur les réseaux sociaux, de ses relations personnelles extrêmement larges et solides avec les jeunes palestiniens là où ils se trouvent. La circulation du nom de Basel al-Araj et le fait qu’il soit devenu un symbole palestinien défiant toute fragmentation géographique du pays, a révélé à Israël les possibilités d’un prolongement du discours révolutionnaire malgré tous les dispositifs géographiques et sociaux isolants qu’il a créés entre l’Intérieur, la Cisjordanie, Gaza et la diaspora.
Deux événements à la fois exceptionnels et différents ont causé un choc aux renseignements israéliens et bouleversé leur perception de la réussite qu’ils croyaient avoir réalisée, ce qui a exacerbé l’envie d’Israël de lancer sa guerre contre les espaces d’action de la Gauche en Palestine : Il s’agit d’abord du récit du martyre de Bassel al Araj, en mars 2017 ; et puis de l’opération de Aïn Boubine en aout 2019.
Secundo, l’assassinat d’al-Araj a, en même temps, mis la lumière sur l’importance de dépasser les séparations imposées par l’occupation aux différents champs d’activités au sein de la société même, surtout après le lancement du slogan « l’intellectuel engagé » et la circulation de la vidéo dans laquelle al-Araj explique la nécessaire convergence entre résistance et culture. Or le système colonial avait longtemps cherché à dissocier le domaine politique de ceux culturel et social (on le voit clairement après la deuxième Intifada). Pour cela il ciblait les espaces d’interaction dans la vie quotidienne des gens, afin d’en extirper toute conscience militante contre l’occupation. Israël a ainsi permis la création d’institutions spécialisées qu’aucune vision politique n’unit et cultivé l’illusion de « l’Etat palestinien » qui occulte le rôle de l’occupation dans les catastrophes économiques et sociales des Palestiniens. Israël paraissait ainsi avoir réussi à séparer ces domaines et à les isoler du politique.
Seulement les expériences sur le terrain ont commencé à démentir « la victoire » israélienne : des expériences modestes mais importantes ont été menées par la Gauche pour rebâtir les espaces sociaux sur une base militante. En Cisjordanie en particulier, il existe des actions comme la création d’unités éditoriales, d’une radio, des activités pour enfants, ou d’autres relatives à la lutte féminine, ou encore des projets de recherche s’inscrivant dans une vision essentiellement militante.
Le second choc :
En aout 2019, une bombe a explosé près d’une source d’eau appelée Aïn Boubine, proche de Ramallah et très convoitée par les colons. Cette opération a beaucoup troublé les services de renseignements israéliens. Non seulement parce qu’ils n’ont réussi à arrêter la cellule qui a mené l’opération qu’un mois plus tard, mais parce qu’il s’agissait d’une cellule organisée qui a réussi son coup avec des outils « traditionnels » et qu’elle dépend – selon les Israéliens – du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). Cette cellule comptait parmi ses membres des étudiants de l’Université Birzeit. Israël a considéré l’événement comme exceptionnel, parce qu’il croyait avoir liquidé depuis longtemps toute tentation de résistance chez la jeunesse de la Gauche et était assuré que sa poignée sécuritaire et la structure sociale mise en place, ont coincé ces jeunes dans une marge étroite qui les empêche d’agir…Mais cette assurance a montré ses fissures.
Théoriquement les services de renseignements ont terminé l’instruction sur l’opération de Aïn Boubine, présenté les chefs d’accusation et clos l’affaire réelle, en décembre 2019. Mais en réalité, cette étape n’était que le commencement car les renseignements ont profité de l’occasion pour lancer une attaque répressive féroce afin de soumettre, de terroriser et de « nettoyer » des milieux estudiantins de Gauche, d’abord dans l’Universités de Birzeit et dans les alentours de Ramallah, puis en Cisjordanie, pour atteindre tout un tissu social de jeunes à Jérusalem et à l’Intérieur d’Israël. Durant la vague d’arrestations et de tortures, les services de renseignements ont commencé à user de maigres accusations pour jeter en prison les jeunes détenu.es.s dans le but de détruire les espaces d’action possibles et d’anéantir toute nouvelle construction organisationnelle, qui essaierait d’émerger.
Les instruments de la campagne révèlent les cibles d’Israël
Cette campagne repose d’un côté sur des instruments juridiques et de l’autre, sur des instruments psychologiques. Il faut d’abord examiner les instruments juridiques car ils sont fondamentalement liés aux deux caractéristiques essentielles de ces espaces qu’Israël veut anéantir et que nous avons présentées en relatant l’itinéraire de Basel al-Arej, à savoir les réseaux qui traversent les divisions géographiques, et la volonté de lier le politique au social et au culturel.
Le récit du martyre d’al-Araj comporte deux caractères principaux qui en font toute la symbolique, et qu’il est important d’examiner attentivement pour mieux comprendre la campagne à laquelle nous assistons aujourd’hui : 1/ L’itinéraire d’al-Arag qui dépasse le clivage géographique colonial, cause de toutes les déchirures du peuple palestinien. 2/La conjugaison de l’action militante avec le domaine culturel et social. C’est pourquoi dès qu’al-Araj est tombé en martyr l’expression « intellectuel engagé » est devenue un slogan.
La question géographique apparait clairement dans des « attendus » comme « visite d’un Etat ennemi » et « relation avec un agent étranger ». Ces accusations reviennent notamment dans les arrestations et les instructions menées à Jérusalem et à l’Intérieur d’Israël et sont utilisées pour étendre les possibilités de manipulation. Les services de renseignements peuvent ainsi prétendre que quiconque se trouve en dehors de la Palestine est un « agent étranger » sans définition précise et sans qu’aucune partie juridique ne puisse remettre en question cette indication. Par conséquent, toute relation, quelle qu’en soit la nature, avec toute personne – surtout se trouvant dans un des pays arabes « ennemis» d’Israël – peut être considérée comme un délit susceptible de tomber sous le coup de la loi.
La question du rapport entre le politique et le social est présente, elle, dans le large usage fait de la nouvelle loi sur « la lutte contre le terrorisme » adoptée en 2016. Il s’agit d’une loi qui ouvre un champ très vaste pour interpréter toute activité humanitaire d’assistance, ou sociale, culturelle ou encore personnelle, comme une activité de « soutien au terrorisme ». A la veille de l’adoption de cette loi, le centre juridique « Adala » écrivait à ce propos : « [la loi] définit les activités politiques et même humanitaires et culturelles des Palestiniens de l’Intérieur comme des actes terroristes, juste parce qu’elles s’opposent à l’occupation ». Cet aspect est d’ailleurs très visible dans la plupart des accusations retenues contre les détenu.es.s. Bien évidemment, ce ne sont pas les seules charges, il en existe plusieurs autres à même de faire jeter tout le peuple palestinien en prison en une même journée, comme les chefs d’accusation relatifs aux lancées de pierres ou à l’« appartenance à une organisation interdite ».
Le souci des renseignements israéliens de montrer leur férocité lors de l’instruction ou de la pratique de la torture est remarquable. La nouveauté dans ce genre d’affaires n’est pas la torture en tant que telle, mais l’obstination des renseignements à ce que cette torture soit vue et connue. Et ils ne s’arrêtent pas là, mais reviennent aussi à des tactiques psychologiques primaires, comme l’envoi à d’autres jeunes, de messages et de menaces par l’intermédiaire de détenus qui ont été libérés.
Au-delà de cet aspect juridique, on remarque surtout le souci des renseignements israéliens d’afficher au grand jour leur férocité lors de l’instruction ou de la pratique de la torture. La nouveauté dans ce genre d’affaires n’est pas la torture en tant que telle, mais l’obstination des renseignements à ce que cette torture soit vue et connue. Et ils ne s’arrêtent pas là, mais reviennent aussi à des tactiques psychologiques primaires, comme d’envoyer à d’autres jeunes, des messages et des menaces par l’intermédiaire de détenus qui ont été libérés, ou la volonté manifeste des instructeurs d’inventer des fables sensées être effrayantes (alors qu’elles sont plutôt risibles). D’autres éléments bien nombreux laissent penser que cette campagne vise essentiellement à répandre la frayeur parmi les réseaux des relations sociales, à leur donner le sentiment que tout le monde est surveillé et ciblé, et à briser les rapports de confiance entre les jeunes.
Une répression qui confirme la justesse de la voie
Israël ne fait pas de différence entre un Palestinien armé et un autre qui ne l’est pas, entre une lutte violente et une autre pacifique. Israël utilise cette différenciation dans ses discours de manière mensongère et plusieurs faits le prouvent. Les plus notoires sont les massacres des manifestants lors des marches du « Retour » à Gaza. Israël traite n’importe quel espace social politisé, portant des valeurs militantes et éclairées comme un environnement favorable, ou qui peut devenir favorable, à la résistance et qu’il faut donc éradiquer. De même que toute réunion palestinienne tenue en dehors des cadres précis établis par l’occupation, ou qui lui est réfractaire, représente un danger forcément menaçant pour Israël.
Cette campagne d’arrestations cherche à brûler un espace social qui refuse de se soumettre à la condition coloniale et d’accepter l’effritement et le déchirement qui durent depuis la « Nakba ». Un espace convaincu que l’unité des Palestiniens est le seul remède à leurs désastres et qui demeure fidèle aux valeurs radicales de la libération contrairement au discours étiolé des forces politiquement dominantes en Palestine. Toutes ces valeurs font aussi de la lutte contre la tyrannie le premier choix humain et éthique et montrent que la seule origine de la tyrannie en Palestine, c’est bien le régime sioniste.
En saisissant les rapports qu’Israël essaie de réprimer, nous pouvons être éclairés sur la voie à prendre et apprendre à l’élargir pour cette génération qui possède encore de l’énergie malgré la noirceur qui l’entoure, mais aussi pour d’autres générations qui prouveront qu’elles seront toujours capables d’inventer l’espoir. Israël parie sur la répression pour sceller son existence, mais cette même tyrannie nous permet de garder en nous, la notion de justice comme une perpétuelle aspiration.
Article de Majd Kayyal, chercheur et romancier Palestinien de Haïfa