Nerdeen Kiswani est une militante palestinienne de New-York-City au sein de Within our lifetime – United for Palestine, une organisation fondée en 2015 et membre de la coalition NY4Palestine. Etudiante en droit à l’université CUNY, elle a été la cible de campagnes de harcèlements de la part de l’extrême droite sioniste. Dans cet entretien accordé au Collectif Palestine Vaincra en août 2021, elle revient sur la récente décision de Ben & Jerry’s de se retirer des colonies de Cisjordanie occupée et sur le sens que cela a pour le mouvement de solidarité avec la Palestine.  

Collectif Palestine Vaincra – Bonjour. Peux-tu te présenter ?

 

Nerdeen Kiswani – Bonjour, tout le monde. Mon nom est Nerdeen Kiswani et je suis la co-fondatrice de l’organisation « Within our lifetime – United for Palestine ». C’est une organisation communautaire dirigée par des Palestinien·ne·s qui se construit dans le ventre de la bête, à New York City aux Etats-Unis. Notre but est de revitaliser l’esprit révolutionnaire des Palestinien·ne·s à l’étranger et pour la libération de la Palestine.

 

Lundi 19 juillet, Ben & Jerry’s a annoncé qu’elle cessait de vendre ses glaces dans les « territoires palestiniens occupés », affirmant que cela était « incompatible avec ses valeurs ». Pouvez-vous revenir sur la genèse de cette décision ?

 

Ils ont parlé de se retirer des « territoires occupés » seulement comme étant quelque chose qui est cohérent avec leurs valeurs. De mon point de vue, cela met en évidence que leurs valeurs sont justes contreles colonies qui sont considérées comme illégales selon le droit international. Ils ne s’opposent pas à Israël en tant qu’entité. Ils ne s’opposent pas aux crimes de guerre d’Israël. Ils ne s’opposent pas au fait qu’Israël a tué des dizaines de personnes à Gaza, dont de nombreux enfants, et dans toute la Cisjordanie au cours des seuls derniers mois. Parce que s’ils s’opposaient à cela, alors ils s’opposeraient à l’ensemble du projet de colonisation de peuplement. Ils le boycotteraient dans son ensemble, pas en partie.

Il y a eu de très nombreuses campagnes menées par des Palestinien·ne·s à ce sujet. Tout le monde dans le mouvement palestinien a un jour entendu parler de Ben & Jerry’s et de sa complicité dans l’oppression palestinienne, a signé des pétitions, a partagé et fait connaître ce sujet. Et ils étaient au courant. Ce que nous avons vraiment vu, c’est qu’au cours de l’été, la libération palestinienne est devenue quelque chose que beaucoup plus de gens étaient prêts à soutenir ou à prétendre soutenir. Et parce que Ben & Jerry’s se présente comme une entreprise soucieuse de « justice sociale », cela les a fait paraître extrêmement hypocrites d’opérer dans des colonies.

Alors qu’ils font cela, ils ont littéralement une crème glacée qui s’appelle « Resist! ». C’est vraiment ridicule d’avoir un parfum de glace appelé « resist » et d’opérer dans des colonies qui bénéficient directement de l’oppression palestinienne. Ils sont toujours en activité, et ils seront toujours disponibles pour les colons qui peuvent facilement aller dans les territoires de 48 et acheter leur glace Ben & Jerry’s là-bas. Donc, ils voulaient juste avoir l’air un peu moins hypocrites et essayer de gagner quelques points, obtenir une bonne publicité gratuite en faisant cela. Si vous regardez juste leur post Instagram, celui où ils ont annoncé qu’ils allaient se retirer des colonies a obtenu beaucoup plus de « likes » que n’importe quel autre post dans cette même période. Et la plupart des commentaires sont en fait positifs.

Comme prévu, il y a un retour de bâton sioniste car les sionistes trouvent toujours un moyen de rejeter la faute sur les Palestinien·ne·s. Mais ils ont bénéficié de beaucoup plus de soutien grâce à cela que l’inverse.

Ben & Jerry’s se targue de promouvoir des valeurs de justice et d’égalité. Quelle est la réalité en ce qui concerne les Palestiniens ?

 

Le problème avec Ben & Jerry’s, c’est qu’ils n’ont pas seulement vendu des produits à Israël. Ils ont aussi directement été construire des franchises dans des colonies.

Donc pendant des décennies, ils ont gagné de l’argent en vivant sur des terres palestiniennes volées, en existant là et même dans des colonies. Evidemment l’ensemble d’Israël est une colonie, mais les « colonies » de Cisjordanie sont même reconnues comme illégales par les États-Unis et par les Nations Unies. Donc ce n’est pas une information toute nouvelle. Et il a même été dit que Ben & Jerry’s détournerait les ressources en eau palestinienne pour fabriquer leurs glaces.

Il y a donc aussi une question de réparations à obtenir, car ils ont bénéficié de notre oppression pendant très longtemps. Et maintenant ils disent « oh, nous avons changé d’avis ». Eh bien, qu’en est-il de tout l’argent, de la notoriété, de la renommée et de tout ce que vous avez gagné en construisant votre société au cours des dernières décennies ? Et quelle est la part de tout cela qui est due à toutes les ressources et à l’accès qu’ils ont eu à la terre palestinienne alors que nous les Palestinien·ne·s n’avons pas pu construire nos entreprises et notre économie parce que nous luttons contre le sionisme. Cette entité se construit sur notre dos, sur nos terres, tous les jours. C’est à ça que ressemble le colonialisme de peuplement.

Ben & Jerry’s a participé à ce processus, et ils ne le dénoncent même pas aujourd’hui. Ils dénoncent juste l’aspect le plus direct, le plus complice, le plus impliqué, et même pas en faisant quelque chose de concret, juste en disant des mots.

 

Pour autant, cette décision est-elle une « victoire » ?

 

Je pense que c’est bien de revendiquer des victoires en général. Donc je comprends pourquoi les gens peuvent dire ça, surtout en étant Palestinien·ne aux USA depuis longtemps. Nous sommes habitués à beaucoup de haine et à beaucoup de réactions négatives juste parce que nous sommes Palestinien·ne·s. Même en disant simplement qu’on est de Palestine, on fait face à beaucoup de racisme contre nous. Les gens supposent automatiquement que nous sommes antisémites, ils font des réflexions comme quoi nous sommes des « terroristes » et des choses comme ça.

Les gens sont donc enthousiastes lorsque des entreprises comme Ben & Jerry’s ou même des personnes comme Bernie Sanders disent des choses comme : « les Palestinien·ne·s méritent les droits de l’Homme », mais c’est le strict minimum. Et en l’occurrence, Ben & Jerry’s n’a même pas dit ça. Ils n’ont même pas mentionné les Palestinien·ne·s en Palestine. Malgré tout, je pense que moins ils sont directement complices ou impliqués financièrement dans l’oppression des Palestinien·ne·s, mieux c’est.

Mais nous devons avoir des principes et les défendre. Nous devons être cohérents avec ce que notre mouvement représente. C’est une chose de dire que c’est mieux que de ne rien faire, mais c’en est une autre d’aller encourager les gens à acheter des glaces Ben & Jerry’s, ce qui est une violation directe des principes du mouvement de boycott. Ben & Jerry’s existe toujours et fonctionne toujours dans des colonies. Ils vont laisser leur contrat expirer, mais ce n’est pas avant la fin de l’année. Et encore une fois, ils opèrent toujours dans les territoires palestiniens de 48, ce qu’on appelle maintenant Israël et qui est aussi une terre palestinienne volée. Donc ils sont toujours sur la liste des entreprises à boycotter.

Je pense qu’il est important d’avoir des principes et de la cohérence avec ces choses, parce que comment pouvons-nous dire aux gens de boycotter d’autres entreprises qui font la même chose que Ben and Jerry’s ? Et même pas aussi graves mais parce que Ben & Jerry’s a fait une concession pendant une demi-seconde, on va aller les soutenir maintenant. Cela n’a aucun sens !

Donc c’est une « victoire » mais pas au point de les féliciter ou de les soutenir financièrement. Certainement pas. Il faut juste leur dire : « Merci d’avoir fait ce premier pas, et vous devez encore faire mieux ». C’est à peine le minimum.

 

Le groupe Unilever désapprouve la décision de sa filiale, des États américains menacent l’entreprise de sanctions, le gouvernement sioniste menace de « conséquences sévères ». Quelles sont les sanctions possibles ? Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

 

Des États américains menacent la société de sanctions. Ils essaient d’interdire le mouvement BDS aux États-Unis depuis si longtemps, même à l’université CUNY où j’étudie. Ils essaient de faire en sorte que la définition de l’antisémitisme inclut l’antisionisme et présente essentiellement le fait d’être anti-Israël comme antisémite.

Donc, ces choses ne sont pas nouvelles. Ils mènent ce genre d’attaques contre le mouvement palestinien depuis des décennies et je ne vois pas de différence avec ça. Simplement Ben & Jerry’s est juste une grande entreprise connue et il y a donc beaucoup de projecteurs sur cela.

Mais en fin de compte, je pense que ces mesures vont échouer et les gens vont continuer à se battre contre elles. Combien de fois avons-nous vu des gens essayer d’interdire le BDS ici à New York ? D’un côté, ils gagnent de l’influence en essayant d’interdire le boycott. Mais de l’autre, le fait d’essayer d’interdire quelque chose incite automatiquement les gens à s’y intéresser davantage, à vouloir en savoir plus. Dans ce cas, toute publicité est une bonne publicité pour les Palestinien·ne·s.

Et le fait qu’il y ait tant de réactions contre une entreprise de crème glacée pour une déclaration aussi minimale, cela joue en notre faveur en tant que partisans de la libération palestinienne car cela incite davantage de personnes à s’intéresser à la cause palestinienne.  Et lorsque les gens se penchent sur cette question, ils voient que la vérité est du côté des opprimés et qu’il est évident que les Palestinien·ne·s sont du côté de la vérité et de la justice.

 

Enfin, quelles sont les campagnes de boycott d’Israël menées par Within our Lifetime ? Quel rôle ces campagnes jouent-elles dans votre lutte pour la libération de la Palestine ?

 

Depuis la création de notre organisation, nos campagnes de boycott d’Israël incluent le boycott des dattes israéliennes. Surtout depuis que nous nous développons et construisons dans notre communauté où il y a beaucoup de Palestiniens, d’Arabes, de Musulmans, et où les dattes sont très importantes pour nous. En particulier durant le ramadan, où nous rompons le jeûne avec une datte.

Et malheureusement, beaucoup de dattes vendues aux États-Unis proviennent de terres palestiniennes volées, récoltées par une main-d’œuvre palestinienne exploitée. Et, bien sûr, les sionistes en profitent. Il nous incombe donc d’éduquer notre propre communauté et de lui faire savoir qu’elle ne devrait pas rompre son jeûne au cours d’un mois aussi saint, avec un produit qui soutient le génocide palestinien.

Nous avons eu beaucoup de succès avec cette campagne. Nous avons obtenu de nombreux magasins qu’ils se débarrassent des produits israéliens ou qu’ils s’engagent à ne pas vendre de dattes israéliennes. Au fil des ans, nous avons réussi à les convaincre et elles sont beaucoup moins répandues dans notre communauté. Et chaque année, nous vérifions cela surtout pendant le Ramadan qui est le moment où ils font leur inventaire.

Aujourd’hui, la campagne de boycott des dattes israéliennes voit des résultats positifs. Et beaucoup de personnes s’engagent pour cette campagne, pas seulement nous. Maintenant, le nombre de dattes qui sont maintenant importées aux États-Unis depuis les pays d’Afrique du Nord est devenu beaucoup plus important.

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C’est donc l’une des nombreuses façons dont nous participons au boycott, mais aussi de manière générale lorsque nous menons des campagnes d’information sur les entreprises qui sont complices de l’oppression de la Palestine, comme la marque de humus Sabra. C’est aussi quelque chose qu’on publie assez fréquemment.

Il est important de politiser les gens sur ces questions, sur des choses qu’ils voient tous les jours. Il ne devrait pas être normal de voir, par exemple, une datte israélienne vendue dans un magasin arabe ou musulman ou palestinien dans nos quartiers et communautés. L’accepter c’est accepter Israël en tant qu’entité et le fait qu’ils puissent voler nos terres et notre nourriture et exploiter notre peuple, puis nous les revendre pour qu’on les finance. C’est absolument scandaleux.

Donc se mobiliser pour ça c’est aussi lutter contre une forme de normalisation. Parce que la présence de ces produits et ces magasins normalise Israël. Je considère que le boycott fait aussi partie de la lutte anti-normalisation. Je le vois aussi comme un moyen pour nous de nous engager dans notre communauté. On ne peut pas simplement aller voir les gens et leur demander ce qu’ils pensent de la libération de la Palestine. Je veux dire, peut-être que maintenant nous pouvons le faire avec le regain d’attention sur la Palestine. Mais il est plus logique d’entamer une conversation avec les gens d’une communauté en organisant une campagne de boycott parce qu’il y a une cible, et il y a beaucoup de ressources et d’informations que vous pouvez utiliser pour éduquer les gens sur la Palestine en utilisant cet exemple. Le simple fait de s’engager avec les gens sur cette question, vous pouvez parler de la Palestine d’une manière que les gens peuvent comprendre et agir directement car ce n’est pas seulement une question d’idéologie.

Nous soutenons également les campagnes BDS sur les campus où ces produits sont également vendus et où beaucoup de nos campus ont investi dans des entreprises israéliennes, dans des entreprises qui sont complices de l’oppression palestinienne. C’est donc juste un moyen pour les gens de prendre conscience de leur lien avec la lutte palestinienne et de la raison pour laquelle ils devraient la soutenir, non seulement idéologiquement mais aussi matériellement, en regardant autour d’eux et en voyant ces produits ou en voyant à quoi servent leurs frais de scolarité. Si vous allez dans une école, que vous payez des frais de scolarité et que vos frais de scolarité vont à des institutions sionistes ou à la promotion du sionisme, c’est de votre responsabilité de vous mobiliser contre cela.

Ce qui est important c’est que ces campagnes montrent aux gens leur pouvoir. Pour montrer aux gens que si nous décidons que ce n’est pas quelque chose que nous voulons dans notre communauté, nous pouvons nous mobiliser et changer les choses. Et nous avons été en mesure de voir ce changement à un niveau micro dans notre communauté, mais aussi à un niveau macro.

Merci encore pour cette interview à cette occasion et j’espère que nous pourrons continuer à développer notre travail en commun.